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Médias et vivre ensemble au Cameroun : quelques éléments d’analyse

Par

Francis Fogué Kuaté

 

Depuis plusieurs mois, la sphère médiatique camerounaise est saturée de contenus relatifs au tribalisme et à la problématique du vivre ensemble. La plupart des journaux et des débats télévisés proposent quotidiennement des reportages et des échanges portant sur cette problématique. Tout cela permet de prendre conscience de l’importance du problème, à un moment où le pays se trouve à la croisée des chemins à travers son engluement dans plusieurs batailles ayant pour fondements l’identité et l’appartenance ethnique. Cependant, contrairement à l’impression véhiculée par les médias, l’élection présidentielle d’Octobre 2018 n’a fait qu’ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire du tribalisme au « Cameroun Berceau de nos Ancêtres ».

 

Un rappel historique

Dans le Cameroun oriental, la vie politique du Nord-Cameroun était déjà marquée du sceau des discriminations et exclusions liées à l’identité et à l’appartenance, bien même avant l’indépendance. Les Peul et d’autres ethnies gagnées à l’Islam y exerçaient une hégémonie sur les communautés non-musulmanes -plus connues sous le terme générique de Kirdi- pourtant majoritaires d’un point de vue démographique.[1] Depuis le Djihad du 19e siècle, les Peul y ont développé une volonté de puissance et de domination.[2] Cette volonté a bénéficié du concours des administrations coloniales allemande (1898-1915) et française (1915-1960) qui, compte tenu de leur « politique musulmane » respective[3], ont utilisé les lamibés comme leurs principaux interlocuteurs et intermédiaires. Ce faisant, c’est l’hégémonie Islamo-peule qui se trouvait renforcée. Dans le sillage de la naissance de l’Etat camerounais, la désignation d’un Peul comme Premier Ministre (1958) et Chef de l’Etat (1960), a contribué à maintenir ce rapport de force qui a eu cours au Nord-Cameroun jusqu’en 1982.  Il a fallu l’arrivée du Président Paul Biya pour assister à une redistribution des cartes à travers ce que Ibrahim Mouiche appelle un « contre-projet Kirdi » visant à émanciper les Kirdi.[4] Les médias ont été au cœur de ce contre-projet tel que je le démontre dans ma thèse de doctorat[5], ainsi que dans une étude sur l’économie politique de la presse écrite au Nord-Cameroun.[6]

La même réalité a été observée au Cameroun occidental où des rivalités à connotation ethniques ont été observées, précisément dans la région de « Bamenda Grassfields » tel que décrit par Tangie Evelyn Ngengong[7] ; ainsi que dans le Sud-ouest, notamment entre les populations locales et les Grassfielders originaires du Nord-ouest[8]. Au cours des années 1960, la localité de Tombel a fait parler d’elle à travers des conflits ethniques que Piet Konings a documenté sous l’appellation de « Tombel disturbances »[9].

Ce bref rappel historique vise à indiquer, pour le déplorer, que les clivages sur fond d’arguments ethniques ne sont pas un phénomène nouveau au Cameroun. Elles ont d’ailleurs été au centre du débat politique lors de l’ouverture des « questions démocratiques ». L’une des conséquences du processus de démocratisation dans ce chapitre a été la multiplication des associations ethno-tribales destinées à promouvoir et à préserver les intérêts communautaires. Ces associations ont contribué à renforcer les replis identitaires et la profusion des memoranda qui a suivi, ne pouvait être que la suite logique d’une telle démarche privilégiant l’intérêt communautaire au détriment de l’intérêt national.

 

Le contexte actuel : le rôle déterminant des médias face à la démocratisation de la parole et la domination des réseaux sociaux

Depuis l’élection présidentielle de 2018, les débats politiques proposés par les médias font référence au tribalisme qui semble avoir été érigé en ressource politique opérationnelle destinée à abattre des adversaires politiques. Le discours ethnique et tribal a gagné en intensité du fait de la démocratisation de la parole induite par la liberté d’expression et la diversification du paysage médiatique. Aujourd’hui les gens disent publiquement ce qu’ils ont eu à penser hier dans leurs chaumières et qu’ils ne pouvaient exprimer sur la place publique. A cela se greffe un élément très important qui est la profusion des réseaux sociaux. Plus que les médias traditionnels que sont la radio, la télévision et la presse écrite, les réseaux sociaux sont les principaux supports, agents et vecteurs des discours de haine proférés çà et là. L’activisme des brigades dites « anti-sardinards » et « anti-tontinards » sont l’illustration parfaite de cette réalité assez néfaste pour l’unité du Cameroun. La rapidité et l’instantanéité des réseaux sociaux leur confèrent une capacité de nuisance dans un environnement où les journalistes des médias traditionnels ont de plus en plus tendance à relayer les informations qu’ils y puisent. En effet, la diffusion, par les médias traditionnels, des « incidental news » trouvées à tout hasard dans leurs comptes WhatsApp, Facebook ou Twitter, augmente cette capacité de nuisance d’autant plus que leur publication n’est pas toujours précédée d’une vérification préalable.

Quelques faits récemment observés dans les médias

En date du dimanche 17 février 2019, le présentateur du programme Club d’élites diffusé par Vision4 a présenté une vidéo supposée démontrer, preuve à l’appui, le caractère ethno-fasciste, des membres d’un groupe socio-anthropologique connu sous le nom de Bamiléké et considéré, à tort, comme une ethnie. La vidéo qui aurait été prise dans un service administratif en Belgique, met en scène un homme qui déclare appartenir à ce groupe taxé d’ethno-fascisme et qui semblerait vouloir se procurer d’une arme afin d’en découvre avec des personnes -originaires d’un groupe ethnique- qui auraient assassiné des membres de sa famille au Cameroun. J’ai été personnellement intrigué par trois choses : Premièrement, la vidéo qui dure environ 02 minutes, a été diffusée à la fin de l’émission. Ce qui ne pouvait donner lieu à aucun commentaire sérieux. Deuxièmement, parmi les cinq panélistes présents, seul l’universitaire du plateau, a été invité à dire un mot sur la vidéo, alors que juste après la diffusion de celle-ci, la parole avait d’abord été donnée à un juriste pour parler d’autre chose et non de la vidéo. Troisièmement, le caractère lapidaire et sentencieux du commentaire de la vidéo était plutôt ahurissant eu égard au statut de son auteur. Ces trois éléments mis ensemble m’ont interpellé et m’ont emmené à reconsidérer la vidéo. L’analyse d’un document audiovisuel est un exercice scientifique qui commande la prise en compte de certains éléments dans la mesure où n’importe qui peut filmer n’importe quoi, n’importe où et n’importe quand et faire dire tout ce qu’il veut à la vidéo à travers le principe de la mise en scène. Parmi ces éléments d’analyse figurent : l’identité du réalisateur et des protagonistes, l’attitude de ces derniers, le décor et le contenu du discours produit. Dans un cours d’introduction à l’analyse de l’image dispensé en 2014 au centre de formation professionnelle technique de Genève, l’enseignant invite ses étudiants à « Pensez à toutes les manipulations possibles d’une image en fonction du message que l’on veut transmettre, du contexte dans lequel elle va être utilisée, du commentaire qui va l’accompagner, … »

En fonction de l’angle de la prise de vue de cette vidéo, tout porte à croire qu’elle a été prise par une des agents du supposé service où le monsieur s’était rendu pour solliciter une arme. Cette observation relative à l’angle de la prise de vue a suscité en moi une série de questions à savoir : (1) quel intérêt la dame auteure de la vidéo et qui pose des questions au monsieur avait-elle à utiliser son téléphone pour filmer la scène, d’autant plus qu’elle donne, par la suite, l’impression de ne rien savoir du Cameroun ? (2) quel est ce service belge, où les agents, plutôt que de servir les usagers, se plaisent à les prendre en vidéo ? (3) qu’est ce qui peut justifier l’humour et le caractère décontracté qui caractérisent autant ces supposées employés belges que leur supposé usager ? Ce sont là quelques questions que le commentateur de cette vidéo aurait dû prendre en considération.

Quelques jours plus tard, le mardi 19 février 2019, l’un des invités de l’émission Cartes sur Table diffusée par Stv, accusait et stigmatisait les « populations originaires de l’ouest » en s’appuyant sur la composition des listes proposées par certains partis de l’opposition à Douala 5, lors des municipales de 2013. N’eût été la vigilance du présentateur de l’émission, cet invité -par ailleurs homme politique- se serait volontiers prêté à la lecture des noms des membres de cette liste. La thèse qu’il semblait vouloir défendre était que la forte représentativité des « personnes originaires de l’ouest » dans ces listes traduisait le caractère tribal de ces partis. Cet argumentaire, qui visait manifestement à satisfaire des intérêts politiques, a été déconstruit, sur la base d’éléments objectifs, par un co-panélistes qui, usant de sa qualité de sociologue, a relevé que ladite argumentation ignorait superbement les données sociologiques de Douala 5 où ces listes étaient en lice, ainsi que des paramètres relatifs à la conquête de l’électorat en temps d’élection.

Le lendemain, 20 février 2019, c’était au tour de la télévision Equinoxe, d’offrir un débat houleux sur la question du tribalisme à travers le programme 237 le débat intitulé : « comment sortir de l’implosion », parlant bien sûr de la dérive ethnique en cours. Alors que le présentateur avait espéré que ses invités lui proposent des solutions, tel que cela transparaît du titre donné au débat, deux des trois panélistes lui ont plutôt servi un échange explosif. En dépit des efforts consentis par ces deux universitaires pour contenir leur tribalité, celle-ci a tôt fait de s’inviter dans leur prise de parole. C’est ainsi que pendant que l’un semblait défendre sa communauté, l’autre, invoquant l’exemple d’un monsieur qui aurait voulu frauduleusement s’accaparer d’un terrain, estimait que les membres de cette communauté sont « des gloutons de la propriété foncière ». Le débat entre ces deux universitaires a été l’illustration parfaite du caractère passionné des oppositions sur l’ethnisme dans le Cameroun actuel. Toutefois, ce débat a connu un dénouement relativement apaisé après que l’anthropologue a déconstruit la notion de Bamiléké dans l’optique de démontrer qu’il existe une « consanguinité » entre plusieurs composantes socio-ethniques du Cameroun. Chose qu’a approuvé et apprécié le philosophe.

Mon intention ici n’est pas de redonner vie à ces différents débats, mais de questionner l’intérêt d’une démarche qui consiste à stigmatiser toute une communauté alors que se pose avec acuité la problématique du vivre ensemble. Quelle était l’opportunité pour Club d’élites de diffuser une vidéo comme celle-là, à un moment où la décrispation des passions devient une urgence ? Était-il nécessaire et opportun pour l’invité de l’émission Cartes sur table de porter des accusations aussi graves contre toute une communauté ?  Les deux invités de 237 le débat ne pouvaient-ils pas réussir le pari de déconsidérer l’altérité dans leurs échanges ?

Pour Sortir…

Quoiqu’il en soit, ne pouvant pas répondre à ces questions, je préfère terminer cette analyse en faisant remarquer qu’aucune communauté humaine ne peut se prévaloir ou se voir attribuer le monopole d’une réalité ou d’une pratique sociétale. Les expériences vécues sous d’autres cieux devraient donc parler aux médias camerounais ainsi qu’à leurs protagonistes. Beaucoup de camerounais croient en ce que disent les médias surtout lorsque cela correspond à leur vision des choses. Les médias devraient donc prendre conscience des enjeux inhérents à leurs activités. Je me permets également d’interpeller le Conseil National de la communication (CNC), afin que des mesures puissent être envisagées dans le sens d’inciter les entreprises médiatiques -publiques comme privées- à procéder à une diversification de leur personnel et de leurs contenus. Dans un pays qui prône le vivre ensemble et l’équilibre régional, il est en effet curieux de constater que certaines composantes de la mosaïque nationale soient absentes de certains médias en termes de contenus proposés, de journalistes et même d’invités pour des programmes de grande audience. Ce genre de pratiques qui traduisent une exclusion ne sont pas de nature à favoriser le vivre ensemble et encore moins à consolider l’unité nationale qui nous est chère à tous.



[1] A. Socpa, 1999, « L’hégémonie ethnique cyclique au Nord-Cameroun », Afrique Développement, vol. XXIV, n°1&2, pp.57-81.

[2] Voir M-Z. Njeuma, 1978, Fulani Hegemony in Yola (Old Adamawa): 1809-1902, Yaoundé, CEPER; T.M. Bah, 1993, « Le facteur peul et les relations inter-ethniques dans l’Adamaoua au XXe siècle », in J. Boutrais, (ed.), Peuples et cultures de l’Adamaoua (Cameroun), Paris/Ngaoundéré, ORSTOM/Ngaoundéré Anthropos, pp.31-49.

[3] Voir les travaux de Daniel Abwa, Albert P. Temgoua et Gilbet Taguem Fah.

[4] Mouiche, Ibrahim, 2000, « Ethnicité et multipartisme au Nord-Cameroun », African Journal of Political science, vol.5, N°1, pp.46-91.

[5] F. A. Fogué Kuaté, 2017, “Médias et coexistence entre Musulmans et Chrétiens au Nord-Cameroun: de la période coloniale française au début du XXIème siècle”, Thèse de Doctorat/PhD, Université de Utrecht (Pays Bas).  

[6]F. A. Fogué Kuaté, 2015, « Economie politique de la presse écrite au Nord-Cameroun postcolonial », Studia Politica, Revue roumaine de science politique, Vol. XV, n°2, pp.265-287.

[7] E. Tangie Ngengong, 2007, « From Friends to enemies : Inter-ethnic conflict amongst the Tikars of the Bamenda Grassfields (North Wesst province of Cameroon) C. 1950-1998 », Masters Thesis in Peace and Conflict transformations, University of Tromsø.

[8] W. Nkwi, 2017, « Migration and Identity in Southwest region of Cameroon : the Graffie factor, c.1930s-1996 », Brazilian Journal of African Studies, vol.2, n°3, pp.131-148. 

[9] P. Konings, 2008, « Autochtony and Ethnic cleansing in the Post-colony : the 1966 Tombel Disturbances in Cameroon », International Journal of African Historical Studies, vol. 41, n°2, pp.203-222.



19/03/2019
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