Regard-Critique-de-FFK-sur-lactu

Retour sur les Canal d’or 2019 (premier épisode)

Par

 

Francis Fogué Kuaté

 

Je me propose ici de revenir sur les Canal d’Or 2019 à travers trois épisodes qui vont porter sur (1) les innovations majeures ; (2) l’impact politique de l’événement et (3) la valorisation du talent des artistes anglophones. Ces différents épisodes s’inspirent d’un article que j’ai récemment publié dans le journal Mutations du Mardi 20 mars 2019 (page 10).

 

Episode 1: Quelques faits majeurs en termes d'innovations

Depuis 2005, la chaîne de télévision privée Canal2[1] promeut la culture à travers les Canal d’Or, qui constituent désormais l’un des événements culturels et médiatiques majeurs au Cameroun ainsi que dans la sous-région Afrique centrale. Inspirée de grands événements internationaux tels que les Oscars, cette initiative récompense les artistes qui, de par leur talent, ont marqué la vie culturelle au cours d’une période donnée.  Initialement organisée sur une base annuelle, la cérémonie a par la suite adopté un caractère biennal à partir de 2013, qui correspond par ailleurs à la délocalisation de l’événement de Douala pour Yaoundé. Au-delà de cette innovation programmatique, l’événement a connu une évolution marquée par son ouverture à l’international lors de la 10ème édition en 2015. C’est ainsi que les catégories révélation Afrique centrale et meilleur artiste ou groupe musical en Afrique ont fait leur apparition. Cette 10ème édition, a également vu la toute première participation de la Première Dame du Cameroun à cet événement. Laquelle participation a contribué à rehausser l’image des Canal d’Or en leur attribuant un caractère officiel/institutionnel. Tout comme les 11 éditions précédentes, la 12ème livraison des Canal d’Or a donné lieu à un certaines innovations.

 

Canal d’Or acte 12 : entre l’introduction de nouvelles catégories et la participation d’autres médias

 En plus des catégories habituelles, de nouvelles récompenses orientées vers l’univers cybernétique ont été intégrées eu égard à la place qu’occupent désormais les plateformes web dans la production et la distribution des œuvres artistiques. A côté des 19 catégories qui ont été primées, la cérémonie a été ponctuée par des prestations musicales d’envergure à l’instar de celle de Roga Roga du groupe Extra Musica, qui a maintenu le millier d’invités du palais des congrès en haleine pendant plusieurs minutes. Ces prestations musicales visant à promouvoir la culture ont été agrémentées par des effets spéciaux et des jeux de lumières caractéristiques de grandes scènes de spectacle. Les artistes ont ainsi eu l’occasion de faire étalage de leur savoir-faire. Et après que « ça a déjà commencé », même ceux d’entre eux, dont le talent semble remis en cause, ont eu l’opportunité de prester afin de divertir les masses populaires. Malheureusement, les téléspectateurs de Canal2 international et de LTM, ainsi que les auditeurs de certaines radios partenaires de cette 12ème édition, n’ont pas eu le loisir de déguster ce bouillon culturel de bout en bout, du fait de multiples coupures inhabituelles du signal. C’est l’occasion ici de relever que l’une des particularités de cette édition des Canal d’Or, en termes de promotion culturelle, se rapporte à la collaboration d’autres médias dans sa préparation et sa diffusion. En dépit du caractère télévisuel des Canal d’Or, qui sont avant tout une émission de télévision, des radios partenaires ont retransmis l’événement à l’endroit des auditeurs. Dans un contexte où la radio est de plus en plus rependue en raison de son accessibilité même sur les téléphones portables, cette diversification des supports de transmission traduit une volonté de populariser l’événement en élargissant son spectre de diffusion. Il s’agit là d’une stratégie qui consiste à susciter l’intérêt d’un maximum de population, non seulement pour la promotion de la culture, mais aussi l’augmentation des parts de marché publicitaire. Il ne saurait avoir des Canal d’Or sans moyens financiers.

 L’ouverture des Canal d’Or aux séries de télévisions concurrentes

L’ouverture de cet événement à d’autres médias ne s’est pas limitée à sa retransmission. L’acte 12 des Canal d’Or restera dans l’histoire comme l’édition qui, pour la première fois, a récompensé des acteurs évoluant dans des séries autres que celles diffusées sur Canal2. Jusqu’ici, seuls les séries et acteurs de séries diffusées par cette chaîne étaient mis en compétition. Mais cette année, la série Bad Angel diffusée par la CRTV a été mise en compétition et a remporté les prestigieux prix de meilleure série télévisée et meilleure comédienne avec Syndy Emade. L’annonce de ces résultats qui ne correspondaient pas au vote des téléspectateurs a donné lieu à une avalanche de réactions sur les réseaux sociaux. Plusieurs commentaires postés traduisaient une surprise s’adossant sur deux paramètres. D’une part, les téléspectateurs de Canal2, qui ont majoritairement voté à travers les réseaux sociaux, ont une méconnaissance totale de cette série diffusée par la chaîne nationale. D’autre part, comment comprendre que dans un contexte de concurrence, la télévision Canal2 promeuve une série diffusée par une chaîne concurrente. Pourquoi impliquer et récompenser des séries concurrentes ? Est-ce à dire que les séries diffusées par Canal 2 et leurs acteurs sont moins compétitifs sur le marché télévisuel ? Il s’agit là d’une étonnante réalité que je me propose d’analyse dans le second volet de cette série.

 



[1] Créée en 2001 par Emmanuel Chatué, elle devient Canal2 International en 2003.


25/03/2019
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Entretien exclusif de Tibor Nagy sur Canal2: Entre parole et symboles

Par
Francis Fogué Kuaté
 
 
L'annonce de la diffusion de l'interview du Sous-Secrétaire américain aux affaires africaines, Peter Tibor Nagy, a suscité un grand intérêt auprès des auditeurs de Canal2 International. Au-delà du désir de découvrir le contenu de l'entretien, cet intérêt s'est également justifié par la curiosité de cette annonce. En effet, il est inhabituel pour un diplomate en visite officielle au Cameroun d'accorder un entretien exclusif à une chaîne privée. On a été habitué à ce que ce genre de privilège soit accordé à la chaîne nationale qui a un caractère pro-gouvernemental. L'interview de Tibor Nagy sur Canal2 relève donc de l'inédit. Il s'agit d'un fait inédit qui est forcément porteur de sens. Sachant que le langage diplomatique se décline aussi en termes des symboles, on est en droit de s'interroger sur la signification d'une telle initiative.  Comment comprendre ce choix médiatique? Que peut-il traduire? Libre à chacun de se faire son opinion.
Une autre curiosité qui a accompagné la diffusion de cette interview est le décalage observé entre l'heure annoncée pour sa diffusion et le moment de sa diffusion. Pour faire simple, la diffusion annoncée pour 21 heures, ce mardi 19 mars 2019, a finalement eu lieu au delà 21h35. Il a donc fallu attendre plus de 35 minutes pour enfin découvrir ce que Canal2 International a pu obtenir comme information fiable sur la visite du diplomate américain au Cameroun. Plus de 35 minutes, d'expectative. Plus de 35 minutes de questionnements pour tout observateur averti des médias.
Si les retards de ce type peuvent faire sens dans le cadre des directs, ils sont difficilement compréhensibles lorsqu'il s'agit d'un programme préenregistré. Le reportage de Rodrigue Tongué, diffusé dans le journal de 19h50, indiquait que l'entretien avait été enregistré dans l'un des salon du Hilton Hotel. Lorsqu'un programme a été préalablement enregistré, il subit une phase de montage avant diffusion. Lequel montage est fait bien avant l'heure annoncée pour la diffusion. Dans le cas d'espère, aucun doute ne saurait planer sur le respect de cette procédure par les techniciens de Canal2. Les  extraits  diffusés dans le journal ainsi que la bande annonce du programme prouvent à suffisance que les montages avaient été faits avant 21heures. Et c'est parce que l'élément était prêt pour diffusion que le chargé de programmes l'a programmé pour 21 heures. La prise en compte de ces éléments techniques caractéristiques du fonctionnement des médias audiovisuels emmène à s'interroger sur les raisons du retard observé dans la diffusion de cet entretien conduit par Carole Yemelong sur la supervision de Emmanuel Chatué. Que s'est-t-il passé pour que la chaîne ne respecte pas le rendez-vous de 21heures? A cette question se greffe une autre, celle de savoir pourquoi certains extraits de l'entretien, pourtant diffusés dans la bande annonce, ont disparu de l'élément qui a été diffusé? En effet, la dernière bande annonce diffusée juste après 21heures, contenait un extrait qui semble curieusement avoir disparu de l'entretien diffusé quelques minutes plus tard. La disparition de cet extrait, qui faisait référence à la "perception" et à "la réalité", peut donner cours à tout type d'analyse au regard de certains événements qui ont précédé l'arrivée du diplomate américain. Une autre matière à réflexion.
En ce qui concerne l'entretien proprement dit, son appréciation reste quelque peu mitigée du point de vue du fond et de la forme.

Sur le fond: quelques déclarations fortes

L'entretien a été assez édifiant sur les positions de Peter Tibor Nagy et donc des USA par rapport à certaines préoccupations de l'heure au Cameroun. Il s'agit, notamment des problèmes sécuritaires avec un accent sur la question anglophone; la santé des relations entre les USA et la Cameroun à travers la réduction de l'aide militaire américaine et l'attitude des USA vis-à-vis de l'opposition camerounaise durant les élections présidentielles. Chacune de ces préoccupations a donné lieu à des déclarations fortes de la part du Sous-Secrétaire américain:
Sur la question anglophone, Monsieur Nagy a insisté sur le fait que toutes les initiatives prises, autant par le Cameroun que par le USA, doivent être conformes aux lois en vigueur dans chacun des pays. S'inscrivant dans une perspective comparatiste, il a évoqué les exemples de la guerre de Sécession et celle du Vietnam pour attirer l'attention des Camerounais sur les réalités de la guerre. Au sujet de la guerre de sécession (USA) qui a opposé le Sud esclavagiste au Nord abolitionniste entre 1861 et 1865, il relève ce qui suit: "Despite of the horrors of our Civil War, at the end of it, especially the winners did their best to [reach] the hands of the losers". 
Répondant à une question relative à la solution de la crise, il indique qu'elle ne saurait venir de l'étranger, car seul le Cameroun peut y proposer une solution efficace. Par ailleurs, il a émis un avis personnel sur la question : "To me, one of part of the solution, I believe, is decentralization".
S'agissant de l'état de santé des relations entre les USA et le Cameroun, Tibor Nagy, qui a exercé comme diplomate au Cameroun au début des années 1990 -lorsque le Cameroun entrait de plein pieds dans les questions démocratiques- a fait savoir que tout allait pour le mieux entre les deux Etats qui entretiennent de bons rapports. Rien de bien surprenant quand on considère la subtilité qui caractérise le langage diplomatique. Toujours est-il qu'il a, à maintes reprises, insisté sur le caractère souverain de l'Etat du Cameroun: "Obviuosly, Cameroon is a sovereign State, and sovereign states decide what they will or not do". 
Enfin, sur l'attitude des USA vis-à-vis de l'opposition camerounaise et des élections présidentielles, Monsieur Nagy a tenu à préciser que son pays n'a pas pour vocation de financer les acteurs de l'opposition et encore moins de soutenir un candidat dans le cadre d'une élection présidentielle. Au contraire, "c'est notre tâche à l'ambassade de parler avec tout le monde". Et s'il y a une chose qui intéresse les USA, c'est le processus électoral, autrement dit, la manière dont  les élections sont organisées. Cela a été énoncé en ces termes: "In every élection, the United States of América has a candidate. But the candidate is the process, the process..."

Sur la forme: Une traduction approximative dans un somptueux décor 

Ce grand rendez-vous médiatique fait date dans l'histoire de la télévision au Cameroun. C'est en effet, la première fois qu'un média camerounais organise une interview de haut standing avec un décor digne des plateaux de CNN.
 
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La qualité esthétique du programme est donc à saluer bien que la traduction qui a été proposée pose un certains nombre de problèmes. 
Premièrement, le traducteur n'a pas été à la hauteur des attentes des téléspectateurs tel que cela transparaît des commentaires postés sur les réseaux sociaux et la page youtube de Canal2. Ses interventions discontinues ainsi que la lourdeur de son expression ont emmené à douter de la pertinence même de cette traduction. D'où le second problème. 
Deuxièmement, pourquoi avoir décidé de traduire les interventions du Sous-Secrétaire américain aux affaires africaines au cours de la première diffusion de l'interview? N'aurait-il pas mieux fallu procéder à cette traduction dans une seconde diffusion sur le modèle des interventions du Chef de l'Etat? Cela aurait aurait permis de mieux saisir le contenu de ses propos, autant pour les téléspectateurs d'expression française que ceux d'expression anglaise. En plus du fait qu'elle était de mauvaise qualité, la traduction rendait inaudibles certains propos de l'invité. 
Dans la même perspective, sachant que Canal 2 dispose d'un desk anglophone (canal2 English), on se serait attendu à un duo bilingue dans la conduite de l'interview. Même si les efforts de Carole Yemolong a dire une ou deux mots dans la langue de Shakespeare sont à saluer, il n'en demeure pas moins que la présence d'un journaliste anglophone, de sexe opposé, aurait rehaussé la qualité et la beauté de cette interview. Mais bon!!!
Qu'à cela ne tienne, à travers cette initiative, Canal2 a eu le mérite d'abreuver ses téléspectateurs à la bonne source. La meilleure façon d'édifier les Camerounais sur la visite du Sous-Secrétaire américain aux affaires africaines était de lui tendre le micro et non de se contenter de distiller de fausses informations  basées sur les rumeurs provenant de "personnes bien infiltrées" comme l'a fait une certaine presse. 
 
 
 

19/03/2019
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Médias et vivre ensemble au Cameroun : quelques éléments d’analyse

Par

Francis Fogué Kuaté

 

Depuis plusieurs mois, la sphère médiatique camerounaise est saturée de contenus relatifs au tribalisme et à la problématique du vivre ensemble. La plupart des journaux et des débats télévisés proposent quotidiennement des reportages et des échanges portant sur cette problématique. Tout cela permet de prendre conscience de l’importance du problème, à un moment où le pays se trouve à la croisée des chemins à travers son engluement dans plusieurs batailles ayant pour fondements l’identité et l’appartenance ethnique. Cependant, contrairement à l’impression véhiculée par les médias, l’élection présidentielle d’Octobre 2018 n’a fait qu’ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire du tribalisme au « Cameroun Berceau de nos Ancêtres ».

 

Un rappel historique

Dans le Cameroun oriental, la vie politique du Nord-Cameroun était déjà marquée du sceau des discriminations et exclusions liées à l’identité et à l’appartenance, bien même avant l’indépendance. Les Peul et d’autres ethnies gagnées à l’Islam y exerçaient une hégémonie sur les communautés non-musulmanes -plus connues sous le terme générique de Kirdi- pourtant majoritaires d’un point de vue démographique.[1] Depuis le Djihad du 19e siècle, les Peul y ont développé une volonté de puissance et de domination.[2] Cette volonté a bénéficié du concours des administrations coloniales allemande (1898-1915) et française (1915-1960) qui, compte tenu de leur « politique musulmane » respective[3], ont utilisé les lamibés comme leurs principaux interlocuteurs et intermédiaires. Ce faisant, c’est l’hégémonie Islamo-peule qui se trouvait renforcée. Dans le sillage de la naissance de l’Etat camerounais, la désignation d’un Peul comme Premier Ministre (1958) et Chef de l’Etat (1960), a contribué à maintenir ce rapport de force qui a eu cours au Nord-Cameroun jusqu’en 1982.  Il a fallu l’arrivée du Président Paul Biya pour assister à une redistribution des cartes à travers ce que Ibrahim Mouiche appelle un « contre-projet Kirdi » visant à émanciper les Kirdi.[4] Les médias ont été au cœur de ce contre-projet tel que je le démontre dans ma thèse de doctorat[5], ainsi que dans une étude sur l’économie politique de la presse écrite au Nord-Cameroun.[6]

La même réalité a été observée au Cameroun occidental où des rivalités à connotation ethniques ont été observées, précisément dans la région de « Bamenda Grassfields » tel que décrit par Tangie Evelyn Ngengong[7] ; ainsi que dans le Sud-ouest, notamment entre les populations locales et les Grassfielders originaires du Nord-ouest[8]. Au cours des années 1960, la localité de Tombel a fait parler d’elle à travers des conflits ethniques que Piet Konings a documenté sous l’appellation de « Tombel disturbances »[9].

Ce bref rappel historique vise à indiquer, pour le déplorer, que les clivages sur fond d’arguments ethniques ne sont pas un phénomène nouveau au Cameroun. Elles ont d’ailleurs été au centre du débat politique lors de l’ouverture des « questions démocratiques ». L’une des conséquences du processus de démocratisation dans ce chapitre a été la multiplication des associations ethno-tribales destinées à promouvoir et à préserver les intérêts communautaires. Ces associations ont contribué à renforcer les replis identitaires et la profusion des memoranda qui a suivi, ne pouvait être que la suite logique d’une telle démarche privilégiant l’intérêt communautaire au détriment de l’intérêt national.

 

Le contexte actuel : le rôle déterminant des médias face à la démocratisation de la parole et la domination des réseaux sociaux

Depuis l’élection présidentielle de 2018, les débats politiques proposés par les médias font référence au tribalisme qui semble avoir été érigé en ressource politique opérationnelle destinée à abattre des adversaires politiques. Le discours ethnique et tribal a gagné en intensité du fait de la démocratisation de la parole induite par la liberté d’expression et la diversification du paysage médiatique. Aujourd’hui les gens disent publiquement ce qu’ils ont eu à penser hier dans leurs chaumières et qu’ils ne pouvaient exprimer sur la place publique. A cela se greffe un élément très important qui est la profusion des réseaux sociaux. Plus que les médias traditionnels que sont la radio, la télévision et la presse écrite, les réseaux sociaux sont les principaux supports, agents et vecteurs des discours de haine proférés çà et là. L’activisme des brigades dites « anti-sardinards » et « anti-tontinards » sont l’illustration parfaite de cette réalité assez néfaste pour l’unité du Cameroun. La rapidité et l’instantanéité des réseaux sociaux leur confèrent une capacité de nuisance dans un environnement où les journalistes des médias traditionnels ont de plus en plus tendance à relayer les informations qu’ils y puisent. En effet, la diffusion, par les médias traditionnels, des « incidental news » trouvées à tout hasard dans leurs comptes WhatsApp, Facebook ou Twitter, augmente cette capacité de nuisance d’autant plus que leur publication n’est pas toujours précédée d’une vérification préalable.

Quelques faits récemment observés dans les médias

En date du dimanche 17 février 2019, le présentateur du programme Club d’élites diffusé par Vision4 a présenté une vidéo supposée démontrer, preuve à l’appui, le caractère ethno-fasciste, des membres d’un groupe socio-anthropologique connu sous le nom de Bamiléké et considéré, à tort, comme une ethnie. La vidéo qui aurait été prise dans un service administratif en Belgique, met en scène un homme qui déclare appartenir à ce groupe taxé d’ethno-fascisme et qui semblerait vouloir se procurer d’une arme afin d’en découvre avec des personnes -originaires d’un groupe ethnique- qui auraient assassiné des membres de sa famille au Cameroun. J’ai été personnellement intrigué par trois choses : Premièrement, la vidéo qui dure environ 02 minutes, a été diffusée à la fin de l’émission. Ce qui ne pouvait donner lieu à aucun commentaire sérieux. Deuxièmement, parmi les cinq panélistes présents, seul l’universitaire du plateau, a été invité à dire un mot sur la vidéo, alors que juste après la diffusion de celle-ci, la parole avait d’abord été donnée à un juriste pour parler d’autre chose et non de la vidéo. Troisièmement, le caractère lapidaire et sentencieux du commentaire de la vidéo était plutôt ahurissant eu égard au statut de son auteur. Ces trois éléments mis ensemble m’ont interpellé et m’ont emmené à reconsidérer la vidéo. L’analyse d’un document audiovisuel est un exercice scientifique qui commande la prise en compte de certains éléments dans la mesure où n’importe qui peut filmer n’importe quoi, n’importe où et n’importe quand et faire dire tout ce qu’il veut à la vidéo à travers le principe de la mise en scène. Parmi ces éléments d’analyse figurent : l’identité du réalisateur et des protagonistes, l’attitude de ces derniers, le décor et le contenu du discours produit. Dans un cours d’introduction à l’analyse de l’image dispensé en 2014 au centre de formation professionnelle technique de Genève, l’enseignant invite ses étudiants à « Pensez à toutes les manipulations possibles d’une image en fonction du message que l’on veut transmettre, du contexte dans lequel elle va être utilisée, du commentaire qui va l’accompagner, … »

En fonction de l’angle de la prise de vue de cette vidéo, tout porte à croire qu’elle a été prise par une des agents du supposé service où le monsieur s’était rendu pour solliciter une arme. Cette observation relative à l’angle de la prise de vue a suscité en moi une série de questions à savoir : (1) quel intérêt la dame auteure de la vidéo et qui pose des questions au monsieur avait-elle à utiliser son téléphone pour filmer la scène, d’autant plus qu’elle donne, par la suite, l’impression de ne rien savoir du Cameroun ? (2) quel est ce service belge, où les agents, plutôt que de servir les usagers, se plaisent à les prendre en vidéo ? (3) qu’est ce qui peut justifier l’humour et le caractère décontracté qui caractérisent autant ces supposées employés belges que leur supposé usager ? Ce sont là quelques questions que le commentateur de cette vidéo aurait dû prendre en considération.

Quelques jours plus tard, le mardi 19 février 2019, l’un des invités de l’émission Cartes sur Table diffusée par Stv, accusait et stigmatisait les « populations originaires de l’ouest » en s’appuyant sur la composition des listes proposées par certains partis de l’opposition à Douala 5, lors des municipales de 2013. N’eût été la vigilance du présentateur de l’émission, cet invité -par ailleurs homme politique- se serait volontiers prêté à la lecture des noms des membres de cette liste. La thèse qu’il semblait vouloir défendre était que la forte représentativité des « personnes originaires de l’ouest » dans ces listes traduisait le caractère tribal de ces partis. Cet argumentaire, qui visait manifestement à satisfaire des intérêts politiques, a été déconstruit, sur la base d’éléments objectifs, par un co-panélistes qui, usant de sa qualité de sociologue, a relevé que ladite argumentation ignorait superbement les données sociologiques de Douala 5 où ces listes étaient en lice, ainsi que des paramètres relatifs à la conquête de l’électorat en temps d’élection.

Le lendemain, 20 février 2019, c’était au tour de la télévision Equinoxe, d’offrir un débat houleux sur la question du tribalisme à travers le programme 237 le débat intitulé : « comment sortir de l’implosion », parlant bien sûr de la dérive ethnique en cours. Alors que le présentateur avait espéré que ses invités lui proposent des solutions, tel que cela transparaît du titre donné au débat, deux des trois panélistes lui ont plutôt servi un échange explosif. En dépit des efforts consentis par ces deux universitaires pour contenir leur tribalité, celle-ci a tôt fait de s’inviter dans leur prise de parole. C’est ainsi que pendant que l’un semblait défendre sa communauté, l’autre, invoquant l’exemple d’un monsieur qui aurait voulu frauduleusement s’accaparer d’un terrain, estimait que les membres de cette communauté sont « des gloutons de la propriété foncière ». Le débat entre ces deux universitaires a été l’illustration parfaite du caractère passionné des oppositions sur l’ethnisme dans le Cameroun actuel. Toutefois, ce débat a connu un dénouement relativement apaisé après que l’anthropologue a déconstruit la notion de Bamiléké dans l’optique de démontrer qu’il existe une « consanguinité » entre plusieurs composantes socio-ethniques du Cameroun. Chose qu’a approuvé et apprécié le philosophe.

Mon intention ici n’est pas de redonner vie à ces différents débats, mais de questionner l’intérêt d’une démarche qui consiste à stigmatiser toute une communauté alors que se pose avec acuité la problématique du vivre ensemble. Quelle était l’opportunité pour Club d’élites de diffuser une vidéo comme celle-là, à un moment où la décrispation des passions devient une urgence ? Était-il nécessaire et opportun pour l’invité de l’émission Cartes sur table de porter des accusations aussi graves contre toute une communauté ?  Les deux invités de 237 le débat ne pouvaient-ils pas réussir le pari de déconsidérer l’altérité dans leurs échanges ?

Pour Sortir…

Quoiqu’il en soit, ne pouvant pas répondre à ces questions, je préfère terminer cette analyse en faisant remarquer qu’aucune communauté humaine ne peut se prévaloir ou se voir attribuer le monopole d’une réalité ou d’une pratique sociétale. Les expériences vécues sous d’autres cieux devraient donc parler aux médias camerounais ainsi qu’à leurs protagonistes. Beaucoup de camerounais croient en ce que disent les médias surtout lorsque cela correspond à leur vision des choses. Les médias devraient donc prendre conscience des enjeux inhérents à leurs activités. Je me permets également d’interpeller le Conseil National de la communication (CNC), afin que des mesures puissent être envisagées dans le sens d’inciter les entreprises médiatiques -publiques comme privées- à procéder à une diversification de leur personnel et de leurs contenus. Dans un pays qui prône le vivre ensemble et l’équilibre régional, il est en effet curieux de constater que certaines composantes de la mosaïque nationale soient absentes de certains médias en termes de contenus proposés, de journalistes et même d’invités pour des programmes de grande audience. Ce genre de pratiques qui traduisent une exclusion ne sont pas de nature à favoriser le vivre ensemble et encore moins à consolider l’unité nationale qui nous est chère à tous.



[1] A. Socpa, 1999, « L’hégémonie ethnique cyclique au Nord-Cameroun », Afrique Développement, vol. XXIV, n°1&2, pp.57-81.

[2] Voir M-Z. Njeuma, 1978, Fulani Hegemony in Yola (Old Adamawa): 1809-1902, Yaoundé, CEPER; T.M. Bah, 1993, « Le facteur peul et les relations inter-ethniques dans l’Adamaoua au XXe siècle », in J. Boutrais, (ed.), Peuples et cultures de l’Adamaoua (Cameroun), Paris/Ngaoundéré, ORSTOM/Ngaoundéré Anthropos, pp.31-49.

[3] Voir les travaux de Daniel Abwa, Albert P. Temgoua et Gilbet Taguem Fah.

[4] Mouiche, Ibrahim, 2000, « Ethnicité et multipartisme au Nord-Cameroun », African Journal of Political science, vol.5, N°1, pp.46-91.

[5] F. A. Fogué Kuaté, 2017, “Médias et coexistence entre Musulmans et Chrétiens au Nord-Cameroun: de la période coloniale française au début du XXIème siècle”, Thèse de Doctorat/PhD, Université de Utrecht (Pays Bas).  

[6]F. A. Fogué Kuaté, 2015, « Economie politique de la presse écrite au Nord-Cameroun postcolonial », Studia Politica, Revue roumaine de science politique, Vol. XV, n°2, pp.265-287.

[7] E. Tangie Ngengong, 2007, « From Friends to enemies : Inter-ethnic conflict amongst the Tikars of the Bamenda Grassfields (North Wesst province of Cameroon) C. 1950-1998 », Masters Thesis in Peace and Conflict transformations, University of Tromsø.

[8] W. Nkwi, 2017, « Migration and Identity in Southwest region of Cameroon : the Graffie factor, c.1930s-1996 », Brazilian Journal of African Studies, vol.2, n°3, pp.131-148. 

[9] P. Konings, 2008, « Autochtony and Ethnic cleansing in the Post-colony : the 1966 Tombel Disturbances in Cameroon », International Journal of African Historical Studies, vol. 41, n°2, pp.203-222.


19/03/2019
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Le Politique, le Juriste et le Ministre : De la multidimensionnalité de l'acteur politique

Par

Francis Fogue Kuate

  

 

 

[....]

 

l’idée de cette réflexion découle des opinions exprimées lors des débats télévisés relatifs à deux événements ayant marqué l’actualité entre janvier et février 2019. Il s’agit, d’une part, de la marche illégale organisée le 26 janvier 2019 par le Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC), parti de Maurice Kamto, et d’autre part, la première sortie médiatique Me Jean De Dieu Momo sur la télévision d’Etat, depuis sa nomination au poste de Ministre Délégué.

 

L’analyse de ces deux faits d’actualité par les médias a laissé transparaitre de nombreuses lacunes en ce qui concerne la multidimensionnalité de l’acteur en politique. La notion de multidimensionnalité renvoie au caractère pluriel de l’identité personnelle de l’acteur politique. D’après Richard Banegas (1993), cette multidemensionnalité est liée à ce qu’il appelle « la multipositionnalité des acteurs dans divers secteurs sociaux [et] se forge à travers la multiplicité des rôles, des registres qui s’offrent à eux ». En tant que construit, l’identité de l’acteur politique ne saurait être saisie en excluant ou en privilégiant un des aspects de sa personnalité. Cette dernière est le fruit de la mise en commun de micros identités ayant concouru à la façonner. Il devient dès lors difficile de questionner et de comprendre les actions et les propos d’un acteur politique uniquement à l’aune de l’une de ses micros identités qui ne peuvent être dissociées du fait de leur enchevêtrement. Telle est la thèse que soutient cette analyse.

 

[...] 

 

En conclusion, toute analyse élaborée sur un acteur politique en privilégiant un aspect de sa personnalité au détriment des autres, ne serait que parcellaire et biaisée. Une meilleure compréhension des actions d'un acteur politique devrait privilégier une approche holistique en considérant tous les aspects et toutes les facettes de sa personnalité. Les exemples utilisés dans cette réflexion et inspirés de l'actualité politique du Cameroun ont permis de constater que le moi politique est l'agrégat d'une pluralité de "mois"  difficilement saisissables séparément.   

 Pour Accéder au texte complet

Références 

Arendt Hannah, 1995, Qu’est-ce que le politique ? Paris, Editions du Seuil (Texte établi par Ursula Ludz).

Banegas, Richard, 1993, « Les transitions démocratiques : mobilisations collectives et fluidité politique », Cultures & Conflits, (4)12, [en ligne] : http://journals.openedition.org/conflits/443 consulté en février 2019.

Bayart Jean-François, 1981, « Le politique par le bas en Afrique noire : question de méthode »,Politique africaine, n°1, pp.53-82.

De Jouvenel Bertrand, 1952, « L’essence de la politique », Revue française de Science politique, n°4, pp. 641-652.

Lüdtke Alf, 2015, « La domination comme pratique sociale », Sociétés contemporaines, n°99-100, pp.17-63.

Rancière, Jacques, 1997, « Onze thèses sur la politique », Filozofski Vestnik, XVIII (2), pp. 91-106.

Rocher, Guy, 1986, « Droit, Pouvoir et domination », Sociologie et société 18(1), pp.33-46.

Taguem Fah, Gilbert, 2001, « « Questions démocratiques, créativité artistique et modes politiques clandestins », Taguem Fah (ed), Cameroun 2001, L’Harmattan, Paris, 2001, pp. 5-32.

 


13/02/2019
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